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"Ce qui est sûr c'est qu'il s'agit là d'un véritable artiste et, comme le disait Marcel Moreau dans sa préface, un créateur de haute lignée visionnaire".

 

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Jacques Rouby, créateur de haute lignée visionnaire.

 

     Qui aurait pu penser que le carton, ce matériau ingrat, terne et sans vie, deviendrait un jour sous les doigts qu'on peut qualifier de magiques d'un artiste, une série éblouissante d’œuvres à nulles autres comparables. Ils sont là devant nous, tous ces grands cartons travaillés, imaginés par Jacques Rouby, que nous avons pu découvrir dans son atelier de Souillac il y a déjà quelques années, comme autant de surprises. Car c'est bien l'étonnement - pour ne pas dire la stupéfaction, qui nous saisit, lorsqu'on les extirpa un à un de l’énorme pile entassée dans un coin, devant la folle diversité de ce travail, l'invention toujours renouvelée, la qualité d'une matière devenue fascinante sous ses aspects divers : lacérée, griffée, déchiquetée ou, au contraire boursouflée par endroits comme une terre volcanique. Ajoutez-y des herbes, des graines... et recouvrez le tout d'une peinture mate et délicate qui donne à chacun d'eux sa personnalité, vous n'aurez qu'une faible idée de cette production fabuleuse.

    Mais voilà... notre homme ne se montre guère, tout occupé à ses créations (car il a plusieurs cordes à son arc, nous le verrons par la suite) ou simplement parce qu'il se moque de la renommée. Il garde pourtant jusqu'à ces dernières années une bonne partie de son travail antérieur, et s'en sert parfois pour créer de nouvelles œuvres, les collant sur les pièces plus anciennes pour en former ces sortes de palimpsestes dont certains nous sont présentés aujourd'hui.

    Il y eut d'abord des dessins, des caricatures et aussi de très beaux portraits d'une facture plus classique et qu'il a reniés en bloc. Il n'a pas hésité en 1999 - 2000 à en exposer des tas à la pluie, au vent; à toutes sortes d'agents destructeurs - y compris les fourmis - dans une effarante installation en plein air, dont son amie Lauranne donne une description chronologique et apocalyptique dans ce même ouvrage. Il en résultat des "fragments d’œuvres" dont certains ont pu être sauvés et que l'on retrouve ici.

    Une autre grande série antérieure (années 80) a pu être sauvée également de la destruction : ce sont ces feuilles d'acétate sur lesquelles Jacques Rouby répandit du noir à profusion, de l'acrylique le plus souvent et dont l'inspiration varie selon des critères, tantôt de savants exercices de style d'une extrême complexité, qui le rapprochent de certains artistes de l'art brut.

    Tout ceci n'est qu'une part presque minime de ce que lui-même qualifie d'oeuvre exponentielle. [...] Qu'est-ce qui peut pousser un artiste à une si folle prolifération de ses œuvres au point d'envahir l'atelier tout entier et de vouloir en détruire ensuite une grande partie ou de les confier en masse à des amis ? Cette "fermentation intérieure" dont parlait Michaux, sans doute. Mais encore ? Le mystère reste entier. Jacques Rouby est peu prolixe quant à son travail hormis quelques explications techniques. Et comme pour le moment il s'est un peu replié sur lui-même, je n'ai pu lui poser toutes les questions que suscitent ses inventions. Mais celles-ci parlent par elles-mêmes. Ce qui est sûr c'est qu'il s'agit là d'un véritable artiste et, comme le disait Marcel Moreau dans sa préface, "un créateur de haute lignée visionnaire".

Geneviève Bonnefoi, extrait de Jacques Rouby Palimpsestes, 2008.

 

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"Une œuvre singulière, protéiforme, une œuvre dont l’évolution même défie pourtant toute tentative d’étude rigoureuse et toute rétrospective."

 

 

 

"C’est un expérimentateur, un marginal qui ne se soucie guère de ce qui se passe ailleurs ou de ce que font ses confrères […]."

 

 

 

Vidéo L'oeuvre de Jacques Rouby (cliquez pour développer).

Les palimpstes de Jacques Rouby.

 

    Aborder l’œuvre de Jacques Rouby est chose délicate. En raison d’abord de la discrétion de l’artiste […], de l’extraordinaire abondance de sa production et, surtout, de sa diversité extrême. On va néanmoins s’y essayer. Ce plasticien à part – il vit d’ailleurs à la périphérie de Souillac – travaille opiniâtrement, depuis une vingtaine d’années, à une œuvre singulière, protéiforme, une œuvre dont l’évolution même défie pourtant toute tentative d’étude rigoureuse et toute rétrospective. Pourquoi cela ? […]

    La matière première est fournie le plus souvent par ses propres travaux, des aquarelles, des portraits au fusain, etc. – il lui en reste des centaines en réserve, datant de l’époque où il dessinait encore, à Collioure – toutes choses qu’il désavoue maintenant ou en lesquelles il ne peut plus se reconnaître et qu’il s’ingénie donc à maltraiter, à défigurer. […]

    Jacques Rouby ne peint donc pas. Je veux dire qu’il n’use pour s’exprimer ni de pinceaux, ni de couleurs en tubes ; du reste, il néglige les techniques picturales classiques, et méprise l’habileté apprise, la virtuosité. C’est un expérimentateur, un marginal qui ne se soucie guère de ce qui se passe ailleurs ou de ce que font ses confrères […].

    Un jour, dans un dépôt d’ordures, il découvrit un bas-relief de métal représentant une pietà. Ce fut pour lui plus qu’une aubaine, une révélation ! Cette sculpture endommagée devint un instrument fétiche, une sorte de matrice à l’aide de laquelle il allait produire des centaines et des centaines de moulages, tous pareils, tous différents. Ils sont entreposés dans un petit hangar, les uns sur les autres, cela fait des piles assez hautes, un peu branlantes et de couleurs variées. Le spectacle est étrange.

    Il l’est bien davantage lorsqu’on apprend que pour fabriquer chacun de ces objets presque semblables il a sacrifié une dizaine au moins d’œuvres anciennes. Je l’imagine vidant sans regret des chemises entières de dessins magnifiques dans une sorte de marmite, malaxant ces ingrédients de luxe à seule fin de donner la consistance et la teinte voulues à sa pâte à papier. Rouby gâche ses vieux travaux comme un ouvrier gâche son plâtre. Que fera-t-il de ces ribambelles de bas-reliefs en papier mâché ? Entreront-ils, un jour ou l’autre, dans de nouvelles combinaisons ?

*

    La chose reste imprévisible car s’il a l’esprit de système – la récurrence de certains motifs en témoigne – il se fit beaucoup à son intuition immédiate et compte sur un hasard, un incident heureux pour orienter sa tâche. […] Il utilise aussi des cartons, des cartons tout neufs – la chose est peu fréquente – qu’il superpose et qu’il colle afin d’en augmenter l’épaisseur. Une fois ces préparatifs achevés, le vrai travail pour lui commence, un travail long et fastidieux, un travail dur et même dangereux pour les mains, il lacère la surface unie du carton avec une lame de rasoir. En somme, il pratique une sorte de scarification forcenée mais la précision de ses gestes est diabolique, chirurgicale.

    Puis, avec ses ongles ou un couteau, il arrache quelques-unes des minces lanières ainsi produites ; ces peaux successives il les écorche lambeau après lambeau – comme un malade qui gratterait sans se lasser, qui gratterait avec férocité, jusqu’au sang, les parties de son corps qui le démangent -, et ces peaux communiquent, se touchent, elles coexistent désormais d’une manière, non seulement en épaisseur mais aussi en surface. Néanmoins, ces balafres qu’il inflige à la matière sont transitoires, d’autres tortures suivront, chimiques cette fois, plus brutales et plus profondes. J’ai aperçu dans un coin de sa maison des quantités impressionnantes de plaques prêtes pour la seconde phase du supplice, mais d’un supplice auquel nulle intervention extérieure ne pourra soustraire les futures victimes.

    Diverses mixtures prévues pour le deuxième stade de l’épreuve sont concoctées avec le plus grand soin, elles peuvent contenir des oxydes, du sulfate de fer, du café, d’autres substances plus saugrenues encore, à quoi il ajoute de la colle et un siccatif.  Par la suite ces cocktails sont déversés sur le carton, alors celui-ci gonfle, se boursoufle, il gondole et se tord pour la plus grande jubilation de son bourreau. Jacques Rouby supporte mal ce qui est neuf, lisse et propre, il aime mieux les taches et les accorcs, les irrégularités, les accidents, la rouille aussi.

    Un après-midi, c’était en février, il me fit faire une dizaine de kilomètres sur une route étroite et sinueuse, une route pleine d’embuches et de nids de poules, dans le seul but de me montrer une porte de fer dont la peinture vert sombre, s’étant écaillée, accusait avec une force incroyable le rouge de l’enduit sous-jacent, du minium. Le temps n’est pas seulement un grand sculpteur, il est aussi un grand peintre, et même quelquefois un coloriste hors pair ; pourquoi, dès lors, mettre sa griffe sur les œuvres quand on se borne à donner des coups de pouce à son travail de destructeur ?

    Rouby refuse de signer ses créations. À plusieurs reprises, lors de nos discussions, il me parla de l’émotion intense que lui procurait la vue de pans de murs mise à nu par les démolisseurs, de cloisons en ruines couvertes de papiers peints ratatinés par l’eau de pluie et le soleil, froissés par les rafales de vent, déchirés. Il n’y avait rien à ajouter à ces mondes privés mis à mal parce que mise à jour […].

Gilbert Pons, extrait de Les palimpsestes de Jacques Rouby, pardu dans Gazogène, N°20 - 1999

 

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"Il pratique une sorte de scarification forcenée mais la précision de ses gestes est diabolique, chirurgicale."

 

 

 

 

 

 

 

"Le temps n’est pas seulement un grand sculpteur, il est aussi un grand peintre, et même quelquefois un coloriste hors pair ; pourquoi, dès lors, mettre sa griffe sur les œuvres quand on se borne à donner des coups de pouce à son travail de destructeur ?"

 

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"C’est ainsi, ce matériel humble et insistant parce que résiduel, donne lieu à des opérations magiques."

 

"Tout ce que forge, pétrit, superpose, replie, chiffonne et biffe Rouby est une saison, prodigieuse et profane."

 

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Vidéo Rouby par Christian Berst & Jean-Philippe Domecq (cliquez pour développer).

 

Les anamorphoses délicates.

 

    L’œuvre de Rouby est d’une plasticité étonnante. Elle est paradoxalement faite, cette plasticité, d’accumulation et de dénuement. Des séries de gestes d’apparence contradictoires pourraient rendre compte de la palpitation qui l’anime : l’accumulation et la perte, l’amplification et la résistance, l’opulence et la dessiccation. Rien ici de ce qui se surdétermine ne vient du hasard. Et le pouvoir ensorceleur du carton priovient déjà de son aspect à la fois plat et gondolé qui en fait son épaisseur fugace. C’est ainsi, ce matériel humble et insistant parce que résiduel, donne lieu à des opérations magiques. Un habile « décharpentement » prélude à des reconstructions en feuillets successifs, aux ramifications imprévisibles et solidaires qui écrivent une façon de langue matérielle du corps, une façon de mémoire aussi.

    Aspect automnal des formes, des couleurs, des condensations et des confusions entre formes et couleurs ; opiniâtreté des biffures, des lacérations, tout cela semble jeter un sort au spectateur. De voir le travail de Rouby, on n’en sort pas indemne. On se demanderait même si on peut si facilement en faire un catalogue, tant un continuum pressant relie ces épaisses rames de cartons et de toiles. Que voyons-nous, ou, plus précisément, que rencontrons-nous ? Des œuvres qui font si peu séries que chacune d’elle semble être le réel de l’autre, des objets et matériels et flottants, à la fois peau et murs, fenêtres sur l’ailleurs et plongées en nous-mêmes, à la fois étendues et intensités introspectives, infini plissement d’un humus.

    Que deviennent ici les notions de cadres et de plans, quels sorts connaissent nos canons usuels de la découpe, quelles dérives subissent, enfin, nos envies de perspectives ? Ce ne sont pas ici des séquences ou des variations  thématiques que nous voyons ; nous sommes, non sans un effet de sidération ravie, face à une anamnèse de l’augural. Tout ce que forge, pétrit, superpose, replie, chiffonne et biffe Rouby est une saison, prodigieuse et profane. Un temps autonmnal  de décomposition et de reprise, où, entre berceau et mausolée, se joue une embryologie de la matière même du corps et du geste plastique.

    Résolut, et comme travaillant sans relâche à crever le possible pour en faire surgir le réel, Rouby nous place devant un passé réminiscent et sans récit. Une mémoire de notre matérialité qui abolit la distance entre sujet et objet, entre spectateur et œuvre. Cette expérience de semi-agonie du tangible pour une renaissance disjointe et diffractée, ce grand vide peuplé de ses rebuts eux-mêmes investis d’une puissance étonnante, est en somme l’équivalent d’un moment d’intime contact entre l’image et la défiguration, entre notre narcissisme et notre part pulsionnelle la plus énigmatique. Rouby ne cesse de créer des réseaux de dérivation et de résistance à ce que pourraient être deux formes  de mort plastiques : la violence de l’élégance pour l’élégance, la jouissance du nihil. Au bord de la destruction, de l’autoeffacement, du grand geste sacrificiel, il impose à qui regarde et qui explore, à qui, enfin, se laisse errer avec de telles œuvres, d’éprouver ce qu’est la résistance à l’effacement, à la destruction, à la disparition.

*

    Tout autant une patience qu’une victoire. Et ce, non parce que le plasticien trace des bords, ou parce qu’il soulignerait ou isolerait, se laissant alors porter par le culte méthodique d’un motif, mais parce qu’il soulignerait ou isolerait, se laissant alors porter par le culte méthodique d’un motif, mais parce qu’il se fixe une méthode qui vaut pour une ascèse. Endosmose, capillarité, et superposition créent une vibration de temps entre catastrophe et promesse. L’espace ici est une anamorphose délicate, un équilibre entre dispersion et recroquevillement, entre bourdonnement et silence glacial. Ce site dont Rouby est plus encore officiant que créateur porte un nom et c’est celui d’ombilic.

    Un essaim bourdonnant qui ne s’atteint que par ce qui le recouvre ou le nie, et ne surgit qu’en effraction des surfaces, qu’en opposition à ce qui l’obture. L’ombilic, l’embryologie, sont là des mots qui tentent de situer le corps de l’œuvre dans sa temporalité élémentaire d’un respir. Vibre ici une lente décomposition automnale, donc, de la lumière et de la matière. L’espace remue, la nuit qui peuple l’œuvre ne la rêve pas encore, elle attend, une lumière à venir, tout est ici tendu vers un corps de secours.

Olivier Douville.

 

"Un essaim bourdonnant qui ne s’atteint que par ce qui le recouvre ou le nie, et ne surgit qu’en effraction des surfaces, qu’en opposition à ce qui l’obture."

 

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 L'Ordalie.

 

     Le travail de Jacques Rouby est hallucinant. Production "titanesque", comme il le dit lui-même, mais surtout marquée par la vitale nécessité de destruction qui anime ce créateur, comme si l'oeuvre elle-même avait vécu de cette passion 'en finir avec elle. Proliférante, l'oeuvre obsède, captive intégralement la vie de cet homme qui fascine la métamorphose naturelle, les matériaux torturés par le temps : oxydation, scarification pigmentation corrosive des matières, l'index de la mort au cœur même du vivant. Jusqu'en 2007, année où il perd son atelier pour cause d'inondation, il ne cesse de produire, de détruire pour inlassablement recycler.

     Il met à l’épreuve supports et matières, les exposant aux intempéries, à la décomposition, sorte d'ordalie qui au final marque les œuvres d'une sorte de valeur sacrée. Sauvées, elles faillirent bel et bien disparaître. On doit à Geneviève Bonnefoi la découverte et l'exposition organisée à l'abbaye de Beaulieu en 2008 des grands cartons peints, à Michel Rouby de les avoir préservé et à Jacques Rouby d'avoir au bout du compte supporté que vive et soit protégé ce Titan qui en même temps qu'il naissait épuisait et dévorait sa propre vie.

Isabelle Floc'h, à l'occasion de l'exposition du mois de février 2014 à LA RALENTIE.

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Biographie succincte (cliquez pour développer).

     Né à Gourdon (Lot) en 1953. Vit et travaille à Souillac. S'adonne d'abord au dessin [...] et se retrouve à Collioure où sa véritable vocation de peintre s'éveille. Fasciné par les jeux de l'eau et de sa matière changeante, il ira jusqu'à immerger les grands cartons peints qu'il réalisa alors et prend ainsi conscience de l'aspect éphémère de son art. Revenu à Souillac en 1996 il se livre à toutes sortes d'expériences à partir des éléments de son travail, pouvant aller jusqu'à la destruction de celui-ci [...].

     Mais un an plus tard tout faillit bien disparaître car le local où il entreposait ses œuvres lui fut retiré. Ce n'est que grâce à la mobilisation de ses amis dont Jean-Pierre Pouzol, poète et éditeur du Nœud des miroirs qui publièrent à l'occasion un manifeste qu'elle put être sauvée. Une partie en trouva alors asile à Ginals, chez Jean-Pierre Vidaillac, et devint "Musée Jacques Rouby". Une partie des grands cartons furent entreposés chez son frère Michel à Cahors, d'autres chez des amis proches. C'est ainsi que deux pièces de cette oeuvre écartelée entrèrent dans la collection de Beaulieu en 2006.

     Extrait de La Collection de Beaulieu, 1945 - 2007.